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Corps et décors urbains

2016-01-19T15:37:42Z

Ouvrage | 2006 | L’Harmattan, Paris

La ville est-elle un ensemble de décors offerts aux corps qui s’y meuvent ? Une telle question suppose que la ville continue d’être prise pour un théâtre, elle ne rompt guère avec une tradition de pensée qui conduit à la conception désormais bien établie d’une « société du spectacle » dont l’espace urbain serait le réceptacle le plus approprié. Mais qui dit corps, qui dit décor, dit aussi désaccord. Corps ou décor se confrontent à l’incongruité qui surgit, surtout au moment où on ne l’attend pas. Il ne s’agit pas de l’effondrement du décor ni à proprement parler, de la chute des corps, mais plutôt de cette inconvenance des sens qui nous agite dans les rues quand notre regard semble bien nous dire qu’il n’attend plus rien. Il s’agit plutôt du corps qui, entrant dans le décor, perd l’orientation possible de son regard. Sensation somme toute assez fréquente à laquelle nous ne prêtons qu’une attention relative par crainte d’en tirer des conclusions disharmoniques.

On entend parler des métamorphoses des villes… Il est indéniable qu’une ville est destinée à changer, quoique, d’une certaine façon, comme un corps, elle puisse rester elle-même. Mais ces métamorphoses sont-elles données au regard du citadin comme des changements de décor ? Rien n’est moins sûr. Les villes qui font l’objet d’une conservation patrimoniale plus ou moins systématique ne subissent guère de bouleversement, leur décor monumental est là pour durer. Il faut alors considérer que les transformations de l’espace urbain ne se livrent pas toujours au regard, qu’elles se révèlent à travers des rapports sociaux, politiques, économiques. Et les mégapoles elles-mêmes semblent, bien que leur mutation dépende de décisions, de stratégies, avoir une finalité qui leur est propre, une finalité insaisissable, celle qui apparaîtrait en quelque sorte dans leur auto-métamorphose.

Notre société a du mal à accepter le vieillissement de nos corps physique, chaque jour une nouvelle technique d’anti-vieillissement apparaît, crème, lifting ou chirurgie plastique… La restauration patrimoniale des villes ressemble, elle aussi, à un lifting. Ce vieillissement, aussi bien pour les corps humains que pour le corps urbain, est une transformation naturelle qui accompagne la genèse des mouvements corporels et de la ville comme métaphore de la vie urbaine. Les décors reconstitués qui font le cadrage de l’espace urbain finissent par abolir cette dynamique du temps, par figer la mémoire et la perception des citadins, et par donner l’impression aux touristes de se retrouver dans l’éternité d’une carte postale. L’art et l’architecture, l’architecture paysagère également, sont requis pour opérer des changements de décor, des changements d’image d’une ville, en répondant à des stratégies politiques et culturelles qui deviennent de plus en plus du marketing, avec des logos et des labels.

La culture est pour les villes un moyen de promouvoir leur image de marque. Les constructions architecturales, les œuvres d’art dans les rues, les festivals, les fêtes sporadiques, les lieux culturels eux-mêmes, tout concourt à mettre la ville dans une perspective d’animation culturelle qui semble lui octroyer son certificat de garantie d’être une « vraie » ville. Cette attraction permanente, aux modalités les plus variées possibles, laisse croire que chacun est en mesure de s’approprier sa ville et que le lien social ainsi promu permet de retrouver un sentiment partagé de communauté. L’idéalisation de la ville comme territoire d’une exhibition culturelle voudrait dépasser les limites de la « société du spectacle » en créant la fiction simulatrice d’une utopie.

Or, l’utopie des architectes modernes était animée par l’idée que l’architecture pourrait changer la société. Le Corbusier disait : Architecture ou révolution, nous pouvons éviter la révolution ! Les critiques les plus radicaux, comme les situationnistes, pensaient le contraire : l’architecture et, surtout, l’urbanisme, doivent servir de supports à la révolution de la société… Aujourd’hui l’architecture tente ni d’éviter ni de provoquer la révolution, ce genre d’objectif n’est plus à l’ordre du jour, l’architecture et l’urbanisme doivent désormais créer des images, être au service du marketing politique. Les villes, dans le contexte d’un marché mondialisé, rendu surtout comme tel par le tourisme, sont devenues des images spectaculaires, des outdoors, des images sans corps, des espaces désincarnés, de simples décors. Reste à savoir si les passants, les touristes, les habitants, au gré de manières différentes de percevoir et d’appréhender les villes, découvriront d’autres sensations corporelles et intellectuelles dans l’excès de cette reproduction décorative de l’espace urbain.

Les interventions contemporaines sur des territoires culturels, celles qui sont planifiées (au contraire des ruses et appropriations inattendues de l’espace urbain) semblent de plus en plus être sans corporéité ou sans chair. Elles obéissent à un rythme de production de l’exhibitionnisme culturel promu par les villes. Comment se transforment alors les rapports entre urbanisme et corps, entre image et corps, et entre le corps urbain et le corps du citoyen ? L’expérience corporelle de la ville est à l’opposé même de l’image urbaine figée par un logotype publicitaire. Car une expérience corporelle singulière ne se laisserait pas réduire à une simple image de marque. Cette expérience de la ville faite par le citadin lui donne un corps, parfois imaginaire, un autre corps « urbain » qui joue de manière énigmatique avec la surabondance des décors.

Sommaire

Introduction, Henri Pierre Jeudy et Paola Berenstein Jacques


I– Métamorphoses de l’urbain

Réparer : une nouvelle idéologie culturelle et politique ? par Henri Pierre Jeudy
L’urbain en mouvement, par Patrick Baudry
L’accumulation primitive de capital symbolique, par Ana Clara Torres Ribeiro


II– Territoires Culturels : Ruses et interventions

Ville et cultures, par Maïté Clavel
Territoires culturels de Rio, par Lilian Fessler Vaz et Paola Berenstein Jacques
Projets urbains culturels dans la ville de Rio de Janeiro, par Carmen Siqueira
Ruses urbaines comme savoir, Alessia de Biase


III– Corps et Images Urbaines

Errances urbaines : l’art de faire l’expérience de la ville, par Paola Berenstein Jacques
Perceptions corporelles du monde urbain, par Aurélie Chêne
Vitrines et miroirs, par Laetitia Devel
Panorama des images urbaines, par Adriana Caúla