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Boyle Heights : Notes de terrain périphériques

2014-03-12T11:55:49Z

26 mai 2010 | Carnet de terrain Los Angeles

Le président de la Los Angeles Area Chamber of Commerce aborde en 1929 la question de la conservation d’objets historiques représentatifs de la région californienne durant une réunion de son conseil d’administration en ces termes :
Toute cette palabre concernant la restauration de la Plaza ne m’a jamais plu parce que lorsque je suis arrivé ici, la Plaza était une petite place carrée dont les rues étaient recouvertes d’un demi-mètre de poussière, avec des chiens errants, des Mexicains et ce genre de choses. Autour d’elle, des devantures de magasins typiquement mexicains avec des sacs de haricots au-devant desquels étaient suspendues des rangées de poivrons et d’ail et des saucisses couvertes de mouches. Telle est la situation et je ne veux pas l’entretenir.

Lacy s’imaginait avoir le sens de la réalité. En fait, il ne faisait que reconduire une manière de voir les choses fondamentale à la création du Los Angeles moderne : le désir de voir disparaître les Mexicains, tout comme celle de leurs vieilles habitations en ruines. Cette rhétorique implique une dimension à la fois spatiale et culturelle. Lacy assimile les Mexicains à la poussière et à la saleté, aux mouches et aux chiens, à un passé misérable et à une Plaza entourées de magasins approvisionnant d’autres ethnies que celle anglo-américaine. Des « Anglos », tels Lacy, définirent l’espace de façon à ce que les Mexicains et d’autres « étrangers » qui bien sûr ne finirent jamais par disparaître, occupent des secteurs désignés de la ville. L’étude des moyens et des méthodes qu’ils utilisèrent afin de définir, sécuriser et entretenir ces frontières internes, révèle comment certains habitants de Los Angeles conçoivent l’espace de la ville, son territoire et ses lieux. Cette spatialité nous renseigne sur leur compréhension et la conception même de cette ville. (…) Les Anglos voyaient Sonoratown et sa population (les « Mexicains ») comme un espace négatif, comme tout ce que leur ville n’était pas. Ils l’imaginaient aussi comme un poids dont il fallait se défaire afin d’élever Los Angeles dans le futur. En ce sens, Sonoratown servit de contre-référence à partir de laquelle ils purent mesurer leur progrès.

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Les Yankees arrivant à Los Angeles dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle y trouvèrent une culture dont les artefacts les plus visibles, les plus significatifs et les plus imposants semblaient provisoires. Ils étaient littéralement en terre battue. La disparition de l’adobe, résultant de son abandon ou de sa destruction volontaire, et son assimilation à Sonoratown dans l’imagination anglo-américaine, signale un passé qui donne inévitablement sur un présent dont la perspective future est construite sur une table rase plutôt que fondée sur un passé mexico-espagnol. Pour beaucoup de Yankees l’histoire commence avec leur arrivée en Californie.

La construction de cette table rase consiste en fait en une forme d’appropriation. Elle faisait aussi partie d’un processus de remplacement d’un set de référents culturels par un autre. Les Anglos s’efforcèrent de recouvrir avec des frontières alternatives et des lignes de propriétés, une organisation spatiale commune déterminée par les droits d’usage ou les financements à fond perdu. Les bâtiments en bois ou en brique, la grille orthogonale de rues dimensionnées et uniformes, les lots de cinquante pieds ou les lignes de propriété, fixées en accord avec les coordonnées de la municipalité contribuent à instaurer de nouveaux repères. Ils servent à mettre au point de nouvelles pratiques sociales, économiques et culturelles, à établir une légitimité politique et à créer des conditions d’hégémonie. Ce sont des symboles, mais en d’autres termes, ce sont aussi des structures.

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La ségrégation sociale – la distribution d’individus et de groupes dans l’espace selon des lignes définies par la race ethnique, le revenu, le statut, la classe sociale et le genre – qu’elle soit élective ou imposée, formelle ou informelle, légale ou illégale est une des caractéristiques de la ville moderne sous le capitalisme industriel. La ségrégation fonctionnelle, le zonage du territoire désignant des activités à des secteurs spécifiques, est également un signe puissant de la ville moderne. Les historiens tendent à considérer l’espace social (la proximité et l’éloignement, nous et eux) de façon indépendante de l’espace pratique (le territoire, l’utilisation des terres, la localité). Ils associent les relations sociales à la question de la ségrégation sociale et les activités nocives au zonage. Ces équations impliquent une relation causale et la causalité est conçue comme directionnelle. Pourtant, nous savons d’expérience et nous reconnaissons de principe que cette causalité n’est pas unidirectionnelle. La ségrégation sociale affecte les relations sociales, les régulations de zonage urbain confèrent une valeur à la fois monétaire et symbolique, le social et le spatial s’entrecroisent. Cela ne surprendra personne d’entendre que l’ethnie est un facteur important dans la prise de décision concernant l’aménagement du territoire et il y a des raisons évidentes pour lesquelles une carte de zones d’activités rend compte des mêmes frontières urbaines lorsqu’elle est superposée à une carte de recensement de la population.

La perception d’une distance sociale et la mise en accord des personnes avec les activités dans chaque quartier forment les coordonnées fondamentales des cartes mentales des Anglo-américains au tournant du siècle. On trouve les traces de cartes individuelles ou collectives dans les pétitions adressées au conseil de la ville, les mémoires personnels, les rapports institutionnels et les enquêtes sur la propriété. Ce qui émerge de ces archives est le constat d’un espace défini par l’expérience (déplacement pour le travail, sites de loisirs, de dévotion religieuse) et par les histoires et les mots (journaux, rapports officiels et études sociales). Comme l’on pourrait s’y attendre, c’est un paysage composé de fragments, de fragments réunis pour créer à la fois une ville d’individus et une perception de la ville partagée. Ces sources révèlent ce qui pourrait s’appeler une topographie du lieu, une annotation littérale et figurée de la ville matérielle en trois dimensions. En réalité, cette topographie se révèle être une topographie ethnique.


Une coordonnée importante dans la topographie du lieu pour les habitants de Los Angeles est donnée par l’habituel axe vertical faisant correspondre la position relative dans l’espace de personnes à une hiérarchie sociale du haut et du bas. Une autre coordonnée peut être constituée par l’assimilation de la partie « est » de la ville aux couches sociales les plus basses. Les adjoints au maire élus par les Espagnols, puis par les Mexicains, faisaient une distinction entre l’ouest et l’est de la rivière (ils exilèrent à la fois le village indien et la fourrière à chiens à l’est de la rivière et cette dichotomie a été fondamentale pour la pensée de l’espace, pour l’expérience du lieu et pour l’identité à partir de ce moment-là). A Los Angeles, les directions « ouest » et « est » sont devenues des repères pour la race-ethnique, la classe, le statut et la perspective sociale. L’ouest et l’est ont servi alors et maintenant comme ligne de partage présumée entre zones industrielles de production et zones de loisirs, entre ceux pour qui la richesse et l’influence sont un privilège et ceux qui aspirent à obtenir des droits que d’autres assument être des droits de naissance.

Les habitants de Los Angeles ont une perception ambiguë, voire contradictoire, de la rivière et des terres basses à l’est de Alameda Street. En tenant compte de ceci, on apprend sans surprise que lorsqu’il s’est agi de situer les abattoirs de la ville, les centrales à gaz, ou l’épicentre de la peste, les représentants politiques, les hygiénistes, les entrepreneurs et les citoyens ont regardé en direction des terres basses qui se trouvent des deux côtés de la rivière, vers l’Est de Los Angeles, vers les hauteurs qui s’y trouvent au-delà et le Belvédère.

Greg Hise, « Border City : Race and Social Distance in Los Angeles », American Quarterly, septembre 2004, pp. 545-558. [Extraits]