On va se promener jusque « La Bola », Centre Cultural de Tijuana (CECUT), nommé populairement ainsi à cause de la forme sphérique du bâtiment, localisé dans la zone qu’ici on appelle « Rio », car proche du grand canal qui traverse la ville en diagonal.
Le Canal marque de manière très forte le paysage urbain de Tijuana, tant sur le plan physique que sur le plan symbolique. Pendant et après la deuxième guerre mondiale, la zone du « Rio », proche de « la Linea » (le poste douanier de la frontière) était la partie de Tijuana où s’y installait une grande partie des immigrants que les Américains embauchaient illégalement pour la récolte agricole .
Cette occupation sauvage s’appelait « Cartolandia », car les maisons étaient faites en carton. Plusieurs tentatives du gouvernement local pour déplacer ces habitants ont eu lieu et se sont terminéés dans la violence.
En 1979 la région subit des pluies très intenses qui ont, d’après la version des autorités, remplient le bassin artificiel du lac « Rodríguez ». L’ouverture du barrage pour relâcher l’eau a provoqué la destruction de « Cartolandia ».
Aujourd’hui le quartier abrite la zone financière de la ville. L’expérience de « Cartolandia-zona del Rio » est un exemple des processus urbains à Tijuana. Après le délogement de plus de 2000 familles de « Cartolandia », la zone du Rio fut desséchée et on a commencé à promouvoir la modernisation de la ville. Des architectes de la ville de Mexico, comme Mario Pani ou Pedro Ramirez Vazquez, furent appelés afin de bâtir une architecture « mexicaine ».
Dans la librairie du CECUT on découvre les derniers livres sur la ville, parmi lesquels, le catalogue d’une importante exposition qui a eu lieu en 2006 au « Museum of Contemporary Art » de San Diego intitulée « Strange New World/Extraño Nuevo Mundo . Arte y diseño desde Tijuana », et le livre « Aqui es Tijuana », édité par Fiamma Montezemolo, une anthropologue italienne qui travaille au Colef (Colegio de la Frontera Norte), René Peralta, un architecte de Tijuana formé aux Etats-Unis et à Londres et Heriberto Yepez, philosophe et écrivain très connu. Dans ces deux exemples du discours sur la ville, Tijuana est représentée comme impossible à saisir et à définir, comme un espace urbain et cultural produit par une « transaction » continue.
« Parfois, plus qu’une ville, Tijuana est une « transa ». Le mot vient de l’argot mexicain à la frontière où la « transa » bat son plein. Transa signifie accord, corruption, négociation, intention, élucubration, projet. « Transa » alude à ce qui est « obscur », « tordu », ce qui se fait dans les marges ; pas seulement ce qui est illégal, mais toute initiative non-conventionelle.
« Que transa ? » « Transa » dérivé de transaction. Une transaction dans la transaction. C’est ainsi que Tijuana fonctionne ». (F. Montezemolo, R. Peralta et H.Yepez, « Aqui es Tijuana ». Black Dog Publishing, 2006).
Les deux livres cités se construisent surtout autour des images et du graphisme ainsi que des données brutes. C’est l’approche visuelle qui prédomine ici, dans la forme du collage, de l’assemblage des morceaux différents, de l’accumulation, qui semble être le registre caractérisant la ville même.
C’est pour discuter autour de cette thématique que l’on se donne rendez-vous avec un ami d’Alejandro Zacarias, l’architecte Abraham Cabrera. Abraham côtoie le même groupe d’artistes et d’intellectuels qui, dans les dernières années, a élaboré l’image la plus forte de la ville, du moins, l’image dont Tijuana est reconnue à l’étranger.
Cette représentation de la ville-frontière a comme antécédents, les discours « culturalistes » élaborés par des anthropologues comme Nestor Garcia Canclini et Renato Rosaldo, des chroniqueurs comme Carlos Monsivais, et de poètes comme Gloria Anzaldua.
Abraham nous explique comment cette image est essentiellement le produit d’un regard qui vient de l’extérieur et qui « exotise » la ville. Quand on lui demande s’il se reconnaît dans cette image, il est incapable de répondre.
Pour lui, le problème principal de Tijuana est que la ville est la proie d’une expansion sans précédents, le produit du « boom » immobilier. Depuis une quinzaine d’années, Tijuana est devenue l’un des pôles du développement immobilier. A l’est de la ville, dans la partie qu’on appelle « Nueva Tijuana », de nombreuses entreprises immobilières mexicaines grandes et petites ont investi le terrain des buttes, afin de répondre à la demande de logements. D’après les données de l’Instituto Municipal de Planeacion (IMP), le déficit du logement par rapport au nombre officiel des habitants de la ville était en 2002 de plus de 15%, il manquaient environs 100 000 logements par an.
Pour Abraham, le problème c’est qu’il n’y a pas de développement urbain, mais seulement immobilier. « L’immobilier ne fait que de maisons. Il n’y a pas d’infrastructure urbaine, pas de services, d’espaces publics, rien. Cela produit beaucoup de problèmes sociaux qu’on commence à voir ». « C’est ça le problème de la ville. Il y a trop des zones fermées, des gated communities ».
Pour nous montrer ça, Abraham nous conduit au quartier « Terrazas de la Presa » où il habite, ce quartier prend son nom du fait qu’il est construit au sommet de la butte qui domine le barrage du bassin « Rodriguez ». Pour y arriver on traverse une grande partie de la ville en direction sud-est. Contrairement aux nombreuses occupations sauvages, qui s’installent sur les pentes des collines, les immobilières coupent souvent les sommets des buttes, pour créer des pleines artificielles où construire les maisons en changeant ainsi la topographie de la ville. Quand on y arrive une publicité nous donne la bienvenue : « Bienvenidos a la residencia de tus suenos. Esta es la casa con jardin y patio mas grande de TODO Tijuana ».
« Terrazas de la Presa » est un quartier composé de lotissements unifamiliaux distribués le long des rues tracées de manière orthogonale, imposant une sérialité qui évoque celle des usines « Maquiladoras ». Les maisons semblent sorties d’une chaîne de production, toutes similaires, ce qui produit un contraste très fort dans le paysage avec l’hétérogénéité des quartiers où c’est l’auto-construction qui domine. « C’est pas de la ville ça... ». Pour nous expliquer le type de planification qui prédomine aujourd’hui dans les quartiers de ce type, Abraham nous montre un petit jardin encloisonné : « Voilà un parc, comme ça il n’y a pas d’actes de vandalisme », nous dit avec ironie.
Abraham nous explique comment la ville a un rapport particulier avec l’idée de prostitution, au sens large du terme. « Ici on vit la prostitution dans tous les niveaux, dans le politique, dans le social, comme dans le milieu artistique, où il suffit que quelqu’un promette une exposition en Espagne pour se vendre... Et l’architecture aussi rentre dans ce discours ».
On lui demande s’il existe quelque chose comme une architecture frontalière, mais il nous répond que non, que c’est quelque chose qui n’existe pas. « Tijuana est un mythe à l’étranger, et souvent nous mêmes fonctionnons à travers ce mythe, et beaucoup d’artistes se sont appropriés de tout cette mythologie qui c’est créée autour d’une Tijuana exotique ».