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Donner lieu au monde : la poétique de l’habiter
Colloque du 10 au 17 septembre 2009 à Cerise la Salle

2016-05-01T05:30:54Z

Lieu : Cerise la Salle
Horaire : 10 au 17 septembre 2009
Organisateurs : Alessia de Biase (dir.), Augustin Berque (dir.), Philippe Bonnin (dir.)
Partenaires : Réseau international de recherche scientifique LIEU

I. Ce projet de colloque entend clore un séminaire collectif pluriannuel qui s’est tenu à l’EHESS depuis l’automne 2001, en liaison avec un programme-cadre de recherche coopérative internationale intitulé « L’habitat insoutenable / Unsustainability in human settlements » (2001-2010). Ce séminaire a été jalonné par deux colloques à Cerisy-la-Salle, « Les trois sources de la ville-campagne » (été 2004) et « L’habiter dans sa poétique première » (été 2006). Les actes du premier colloque ont été publiés sous le titre La Ville insoutenable (Belin, 2006), sous la direction d’A. Berque, Ph. Bonnin et C. Ghorra-Gobin. Les actes du second colloque, sous la direction d’A. Berque, Ph. Bonnin et A. de Biase, sont sous presse aux éditions Donner lieu. Dans le même programme-cadre a par ailleurs été publié, au Japon, Nihon no sumai ni okeru fûdosei to jizokusei (Médiance et soutenabilité dans l’habitation japonaise, Nichibunken, 2007), sous la direction d’A. Berque, et a corrélativement été organisé le colloque euro-japonais Être vers la vie / Sei e no sonzai (Cerisy-la-Salle, 23-30 août 2008), actes en préparation.

II. Alors que La Ville insoutenable insistait sur l’évidente impasse écologique que représente l’urbain diffus contemporain, considéré sous l’angle historique d’une généalogie des motivations qui ont conduit les sociétés urbaines des pays riches (Europe, Japon, Amérique du Nord) à idéaliser un habitat de type rural, L’Habiter dans sa poétique première entendait saisir dans sa source la poétique à l’œuvre dans toutes les dimensions de l’existence humaine, autrement dit le poème du monde selon l’expression antique : cela en quoi l’œuvre humaine, déployant la Terre en monde, devient écoumène, la demeure de notre être : oikoumenê gê, la Terre habitée. À l’opposé de l’impasse envisagée par le premier colloque, il s’agissait de saisir l’être-sur-la-Terre à son ouverture.

III. Cette ouverture même a conduit le second colloque à traiter de sujets finalement fort divers, certes avec une dominante en architecture, mais touchant non moins à la temporalité qu’à la spatialité, à la corporéité qu’à la parole poétique, et jusqu’au géocide selon l’expression de Michel Deguy. Indispensable à cette étape de la recherche collective, ce déploiement de la problématique nécessite à présent de conclure en ramassant, sous cet éclairage plus ample, les questions qui se sont succédé à partir de l’interrogation première : au-delà de notre « habitat insoutenable », comment l’humanité pourra-t-elle demain encore habiter la Terre ?

IV. Ce en quoi il s’agit d’une poétique, c’est que cette perspective ne peut pas s’ouvrir par déduction à partir des recettes présentes ; il faut qu’il y ait création, c’est-à-dire poïétique d’un monde autre que le monde actuel, car c’est celui-là même qui est insoutenable. Cela au triple sens qu’il n’est pas viable écologiquement, qu’il est injustifiable moralement – car de plus en plus inégalitaire –, et qu’il est inacceptable esthétiquement, car il « tue le paysage » (shafengjing selon l’expression du poète Li Shangyin, 813-859). C’est donc dans une triple réarticulation du Vrai (ici l’adéquation de notre mode de vie aux capacités de la Terre), du Bien et du Beau que nous aurons à déployer ce nouveau poème du monde, au-delà de la modernité qui l’a fait taire en disjoignant les champs respectifs de la technoscience, de l’éthique et de l’esthétique. En effet, comme déjà l’avait posé le Timée, « le Monde » (ho Kosmos), pour être tel, doit être « un » (heis), et à la fois « très grand, très bon, très beau et très accompli ». Alors, aujourd’hui, comment donner lieu à cette cosmicité ?

V. Donner lieu au monde, c’est d’abord le dire ; et c’est en cela que devra nous guider ce « diseur » qu’est le poète, Dichter, à travers les vers célèbres de Hölderlin :

Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet Plein de mérites, mais poétiquement habite
Der Mensch auf dieser Erde L’humain sur cette Terre.

De ces deux vers, l’on ne retient le plus souvent que l’idée d’« habiter en poète », parce que cette expression est en elle-même d’une grande poésie. De ce fait, on oublie qu’il y a là au moins, par ailleurs, deux autres grandes idées : d’abord, ce qui est assez clair, celle d’habiter sur cette Terre, ce qui introduit nécessairement la dimension écouménale ; et d’autre part, ce qui est moins évident, l’opposition qu’incarne la conjonction « doch ». Certes l’humain habite en poète, mais cela bien qu’il soit « plein de mérites ». Qu’est-ce que cela veut dire ? On glosera volontiers ce voll Verdienst comme représentant l’œuvre civilisatrice de l’humanité, notamment sous l’angle technique. Bâtir des villes, par exemple. Le « mais » signifierait alors, dans ces deux vers, la complémentarité oppositionnelle des systèmes techniques et des systèmes symboliques propres à l’humanité.

VI. Si une telle interprétation se justifie, elle rejoint alors très directement la problématique de l’habitat insoutenable, et en particulier l’insoutenable disjonction des trois champs majeurs de l’axiologique humaine : le Bien, le Beau et le Vrai. C’est en effet le déploiement exponentiel de la technoscience qui dérègle l’articulation traditionnelle de ces trois champs, et ce faisant décosmise notre monde, c’est-à-dire le prive de l’unité qui justement est nécessaire à un monde (Heidegger parle quant à lui de « démondanisation », Entweltlichung). Qui plus est, cette acosmie sape de l’intérieur la technoscience elle-même, aujourd’hui détentrice du Vrai ; ce qui rend incompatibles les deux principaux versants de nos systèmes techniques à l’heure actuelle : celui qui réfère au monde lui-même (l’angle économique), et celui qui réfère à la Terre (l’angle écologique) ; sans parler, bien sûr, des vérités héritées de nos systèmes symboliques (les intégrismes religieux, en particulier). Ainsi, alors que l’écologie nous dit que notre mode de vie mène à la catastrophe, l’économie nous dit que nous devons accélérer selon le même cap. Un exemple récent : la grossière incompatibilité des recommandations concomitantes de la Commission Attali (l’économie) et du Grenelle de l’Environnement (l’écologie).

VII. Raviver le poème du monde sera donc, avant tout, de dire ce que notre monde a tu, et qu’il forclôt de plus belle. Un exemple privilégié de ces forclusions, dont l’incidence est directe sur l’habitat insoutenable : la rente foncière. Tous les économistes savent que cette rente est, de loin, la plus lourde de toutes. Elle ponctionne l’économie française par centaines de milliards chaque année, retentissant plus ou moins directement sur tous les prix et bien sûr, avant tout, sur le coût du logement. Elle est ainsi largement responsable de l’étalement urbain, des relégations qui l’accompagnent, des problèmes sociaux qui en résultent, du mitage des campagnes, du tue-paysage et, globalement, de l’insoutenabilité de l’urbain diffus. Or si ce qu’un Alain Lipietz qualifia jadis de « tribut foncier urbain » n’est jamais mentionné qu’à la sauvette, au détour d’une analyse sur les émeutes dans les « quartiers », c’est bien parce cette rente est l’un des piliers de notre monde, et qu’il n’est donc pas question d’y toucher. Alors forclosons ! et d’autant plus que cette forclusion est l’une de celles qui font courir notre monde à la catastrophe…

VIII. On n’énumérera pas ici les forclusions de ce genre – comme Hilbert put, en 1900, énumérer dix problèmes à résoudre par les mathématiques au cours du XXe siècle –, justement parce que n’étant pas dites, on ne peut pas les dire à l’avance : tues par définition, elles ne sont pas de notoriété publique. Il faudra donc un travail particulier pour dire au moins certaines d’entre elles, et c’est justement ce travail qui est attendu de la préparation du colloque. C’est que le poème du monde, comme le premier poète paysager, Xie Lingyun (385-443), l’écrivit de la beauté du paysage, est « chose obscure avant qu’on la dise » (shi mei jing shei bian)... Tout au plus pouvons-nous tracer à l’avance les grands repères de cette maïeutique, non pas définir les questions qu’elle engendrera.

IX. Le repère fondamental est ce que Heidegger, dans L’Origine de l’œuvre d’art, a appelé un « litige » (Streit) entre la Terre et le monde. Plutôt que de commenter pour elle-même cette formule énigmatique, on s’en inspirera pour éclairer la contradiction croissante qui s’est instaurée entre notre mode d’habiter (notre monde) et la biocapacité de la Terre. Pour ce faire, on s’appliquera moins à détailler notre empreinte écologique (question aujourd’hui banale), qu’à examiner plutôt ce Streit dans l’articulation réciproque des trois champs de l’axiologique humaine : le Bien, le Beau, le Vrai, en cherchant des pistes pour remédier à l’acosmie qui découle de ses manques. Réarticuler ces trois champs serait à coup sûr la marque de la cosmicité d’un monde nouveau. Très concrètement, par exemple : en partant de la crise des banlieues, que pourrait être un urbanisme réconciliant le Bien, le Beau et le Vrai ?

X. Si l’on focalise la question de l’éclatement du Vrai sur la divergence entre orthodoxie économique et orthodoxie écologique, quelles sont, en matière d’habitat, les voies qui recosmiseraient la technoscience ? Et par exemple, cesser de forclore la question de la rente foncière permettrait-il une telle recosmisation ? Questions corrélatives : la justice sociale est-elle plus ou moins viable écologiquement que l’injustice ? La laideur des paysages n’aurait-elle pas un coût, tant pour l’écologie que pour l’économie, et ne serait-elle pas aussi un problème moral ? Etc.

XI. Une tâche nécessaire sera de scruter, une à une, les questions qui se sont définies au cours des deux précédents colloques, à la lumière de cette interrogation générale sur la possibilité de donner lieu à la cosmicité d’un monde. Comment chacune de ces questions se place-t-elle sous un tel éclairage ? Et celui-ci permettrait-il, justement, de les cosmiser – de les unifier – en un véritable monde ? Entre toutes, la question du lieu, qui s’est posée à plusieurs reprises et selon différentes approches en 2006, n’implique-t-elle pas aujourd’hui, au delà des considérations théoriques, des options qui aient le sens d’un monde, c’est-à-dire claires et délibérées, dans le traitement de l’habitat insoutenable ?

XII. On voit que ce projet de colloque tente de faire la synthèse entre les considérations théoriques et pratiques, philosophiques et urbanistiques, techniciennes et poéticiennes, qui se sont côtoyées plutôt que combinées au cours des premières étapes de cette recherche collective. Cette option exige un retour scrupuleux sur ces premières étapes, tout autant que de sonder certaines pistes encore indéfinies au stade actuel. Ce travail à double sens – autocritique et prospectif à la fois – sera justement la matière des deux années de séminaire qui nous séparent encore du colloque de l’été 2009, et plus particulièrement celle du séminaire de 2008-2009, qui précédera immédiatement le colloque. De ce double travail dépendra le choix des participants du colloque, dans lequel se rencontreront certains des protagonistes des précédents séminaires, et d’autres chercheurs dont la collaboration apparaîtra d’ici là souhaitable pour traiter des questions nouvelles qui ne manqueront pas d’en jaillir.

Cerisy la Salle
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Fax +33 (0)2 33 46 11 39
Centre Culturel de Cerisy La Salle


Avec le soutien du Centre de recherches sur le Japon (EHESS),
du Bureau de la Recherche architecturale, urbaine et paysagère, Ministère de la Culture et de la Communication,
et de l’UMR 7136 Architecture Urbanisme Sociétés (CNRS)