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Grande Place
Carnet de terrain à Dakar

2015-10-06T12:43:24Z

23 avril 2015 | Carnet de terrain à Dakar

HLM 6, aux environs de 16h. Le muret occupe la presque totalité du trottoir et délimite, en discontinu, un rectangle. Des hommes assis discutent en buvant atay. Pourquoi ce nom d’assonance berbère pour indiquer aussi le (rituel du) thé au Sénégal ? Pas d’arbres à proximité de cet espace, mais le bâtiment contre lequel certains d’entre eux sont adossés permet de s’abriter du soleil, encore brûlant en milieu d’après-midi. Ils attendent l’heure de la prière. En réponse à leurs regards interrogatifs sur notre présence dans les lieux, nous les saluons : « Salam alikoum » « Wa alikoum salam », la réponse à notre salutation leur offre l’occasion de nous poser des questions :

—  « Que faites-vous ici ? »
—  « On fait un tour dans le quartier, on regarde ces maisons et on essaie de comprendre comment les habitants les ont transformées à leur gré ».
—  « Ces maisons-là ? Ca vous intéresse ? »
—  « Oui, ça nous intéresse ! »
—  « Et alors soyez les bienvenus, c’est bien de regarder ça, les Sénégalais ont beaucoup d’initiative. Et puis quand vous avez fini vous pouvez venir faire grande place avec nous ! »

Grand Dakar, 9h30. Des hommes debout, assis par terre, sur un tabouret, un banc ou une natte… Sur le terre-plein central de l’Avenue Cheikh Sidati Aïdara, le projet de réaménagement proposé par l’AGETIP en 1990 prévoyait d’alterner aires de prière et zones de parking. Aujourd’hui, les premières sont recouvertes de bâches tendues sur une structure métallique et gardent, toutes, leur fonction initiale, alors que la plupart des aires de parking ont été transformées en espace d’exposition de divers objets destinés à la vente (meubles, canapés, lits…). Sur l’allée Est, en regardant la fontaine du rond-point du Jet d’Eau, se trouvent la grande mosquée, et au bout de l’avenue l’ancien cinéma Al Akbar, transformé récemment en église pentecôtiste. Sur l’allée Ouest, il y a le bureau de poste et une série de commerces en tout genre. Les vendeurs de téléphones portables et de cartes de recharge sont omniprésents. Sur le terre-plein central, les arbres sont alignés régulièrement. Cependant ni cet alignement ni l’agrément de l’ombre protectrice ne semblent induire des pratiques spécifiques. Certains arbres déterminent un point de rassemblement sans pour autant entretenir de lien avec l’espace occupé. Comme le fou décrit par Monénembo (1979), ce « né-ombre » qui, mieux que les arbres, avait su s’implanter et se fondre dans le paysage, les personnes, tout comme le bâti, marquent et constituent l’espace. Voir quelques hommes rassemblés autour d’un élément fixe du paysage urbain  un arbre, un mur, un poteau  nous indique qu’ils sont en train de faire grand place. Ils se déplacent depuis les alentours et se rassemblent en s’ajoutant aux repères immobiles, minéraux et végétaux. Ainsi, la circulation automobile le long des deux allées, appelées niary tally en wolof, expression communément utilisée pour nommer l’avenue et, par extension, le quartier, est contrariée par le mouvement transversal de tous ceux qui, depuis les rues perpendiculaires, se dirigent vers le terre-plein. Ce terre-plein, partiellement ensablé, représente ici l’espace le plus proche de la maison par lequel une extension de la cour ou, le cas échéant, du salon, est rendue possible. Niary tally fonctionne par « aires d’influence » qui sont aménagées ad hoc par ceux qui les pratiquent. Ils font grand place.

HLM FASS, 15h. Un chemin emprunté pour traverser le marché débouche sur un espace plus large. Une place ? Son périmètre est délimité par des immeubles à étages dont la plupart sont en chantier. La surélévation, lorsqu’elle n’est pas encore réalisée, est, tout comme les fers à béton, en attente. Le pavement est constitué de matériaux très variés qui correspondent à des aménagements réalisés à des temps différents. Les restes de chaque strate émergent par intermittence. Quelques bancs demeurent sur l’un des grands côtés. Là où les arbres ont été abattus, des moutons sont regroupés dans des carrés où la terre est à nu. Du même côté, du linge est suspendu à des fils de nylon attachés aux arbres rescapés, perpendiculairement aux fils électriques. Des stands de vente de produits alimentaires sont installés dans l’espace libre de toute installation, entre-deux. Terrains de basket et de foot empiètent l’un sur l’autre et entremêlent leurs périmètres. De jeunes garçons y jouent à la sortie de l’école. À une des extrémités de ce parallélépipède irrégulier  car l’alignement initial de l’aménagement a été contredit par des modifications successives  la présence d’une bâche et l’installation en cours d’une « sono » laissent à penser qu’une fête ou une cérémonie s’organise. A l’extrémité opposée de cette « place », plusieurs hommes se tiennent face à une boutique, ils causent ... ici, parce qu’on est à l’étroit dans ses logements HLM dont la surface minimale suffisait peut-être au moment de l’installation, mais s’avère dramatiquement insuffisante pour loger tous les membres d’une famille. Cette devanture est, comme d’autres espaces où, par points,, les gens s’agglutinent et font grand place, un espace de proximité immédiate, une extension du domaine du privé lorsque le cadre imposé de la résidence ne suffit plus ; lorsque le fait de sortir de chez soi et s’extraire temporairement du milieu familial devient nécessaire. Ce sont les hommes qui s’éloignent pour rester entre eux, mais les enfants savent toujours où les trouver pour leur « faire une commission ».
Les autres places, qui sont plus éloignés du quartier de vie, jouent un rôle qui est de l’ordre de l’exceptionnel. C’est le cas, par exemple, de la place de l’Obélisque. Sa fréquentation n’est provoquée que par une raison particulière, par un événement programmé à l’avance, qui mérite le déplacement. Le reste du temps, ce sont dans les rues et ruelles perpendiculaires aux allées du Centenaire que s’égrainent les lieux de rencontre, au quotidien, des riverains. En ville, ces espaces sont souvent contre la devanture de la boutique d’un ami, d’une connaissance ou d’une figure du quartier. Ici, une toile tendue au vent fait office d’abri, lui-même parfois protégé par un parasol ou par les frondaisons d’un arbre, là, quelques tabourets sont agencés devant l’entrée du commerce en hémicycle. Ce dispositif accueillant, même pendant les heures les plus chaudes, crée les conditions d’une occupation en continu, seulement perturbée par quelques allées et venues, et les ajustements-glissements des corps en fonction de la position du soleil.

Ce grand place exprime le désir des citadins de se rencontrer, de vivre ensemble et d’échanger des propos, des idées, des anecdotes, des banalités. Cette façon d’habiter le « dehors », ce qui est extérieur à l’intimité familiale, renvoie à des formes spatiales très variées. Si toute formalisation trop rigide de l’espace semble être refusée, on constate néanmoins la production de repères déterminés par les différentes façons de pratiquer cet espace. Et si l’usage de certains éléments matériels de cet agencement est récurrent - par exemple tous ces objets mobiles qui font partie du « kit » du voyage de proximité, au sein duquel il est possible, de « refaire le monde » en paroles - , de fait, « il ne s’agit pas d’un espace à la forme fixe, mais d’un rassemblement de gens qui ont l’habitude de se retrouver à un endroit et qui délimitent de ce fait même une place, la leur, mais commune, c’est-à-dire sensiblement différente de celle qu’ils occupent dans leur habitation familiale » (Dollé, 2001).